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LA RESPONSE DE MAISTRE JEAN BODIN, ADVOCAT
EN LA COUR, AU PARADOXE DE MONSIEUR DE MALESTROIT,
TOUCHANT LENCHERISSEMENT DE TOUTES CHOSES ET
LE MOYEN DY REMEDIER.
Devant que passer outre, je mettray brièvement
les
raisons de Monsieur de Malestroit. On ne peult, dit-il,
se plaindre, que une chose soit maintenant plus chère
qu'elle n'estoit il y a trois cens ans : sinon que pour l'achep- .
ter il faille maintenant bailler plus d'or ou d'argent que
l'on ne bailloit lors. Or est-il que pour l'achapt de toutes
choses l'on ne baille point maintenant plus d'or ny d'ar-
gent qu'on en bailloit alors. Donques puis ledit temps
rien n'est enchéri en France. Voyla sa conclusion, qui est
nécessaire, si on luy donne la mineure, et pour la preuve
d'icelle, l'aulne de velours, dit-il, au temps du Roy Phi-
lippe de Valois ne coustoit que quatre escuz aussi bons,
voire meilleurs en poix et en valeur que nos escuz soleil,
et chacun escu ne valoit que vint souz monnoye d'argent :
maintenant que l'escu vaut cinquante souz, il faut dix
livres pour aulne, qui ne valent non plus que les quatre
escuz. Donques ladicte aulne de velours n'est point main-
tenant plus chère qu'elle estoit alors.Il passe plus outre à
toutes marchandises Latines, voire jusques à noz vins
et bleds, mais toutesfois il n'a point de guarend. Je luy
accorde l'exemple du velours : mais ce n'est pas la raison
de tirer en conséquence de toutes choses le pris du velours,
qui estoit lors la plus chère marchandise de Levant, veu
qu'il n'y avait presque autres villes que Damasque en
Surie, et Bourse en Natolie, que les anciens appelloyent
Pruscia, ou l'on fist les velours et damas. Peu à peu la
Grèce et l'Italie en ont eu l'usage : et n'y a pas cent ans
que les moulins à soye, que nous avons prins des Gene-
vois, estoyent incognuz en France. Maintenant que Tours,
Lion, Avignon, Toulouze et autres villes de ce Royaume
sont pleines de telles marchandises, jaçoit que tout le
monde en porte, ce qu'on ne faisoit lors, toutesfois en si
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grande quantité, l'aulne du meilleur velours ne devrait
pas couster plus d'un escu à la raison qu'il faisoit lors,
comme je monstreray tantost. Mais il suffit pour ceste
heure avoir montré qu'il ne faut pas mettre le velours
pour l'exemple des autres marchandises Latines, et beau-
coup moins de toutes choses. Quand aux vins et bledz,
il est tout certain qu'ils coustent plus cher au triple qu'ilz
ne faisoyent il y a cent ans, ce que je puis dire avoir veu
au Cadastres de Toulouze, ou le sestier de bled, qui fait
à peu près la moitié du nostre, ne valoit que
cinq souz,
maintenant il couste soixante souz au prix le plus com-
mun ; qui est quatre fois plus cher qu'il ne faisoit lors.
Et sans cercher plus loing qu'en ceste ville, nous trouvons
aux registres du Chastelet, que le muy du meilleur blé
de rente mesure de Paris, ne coustoit que six vintz livres
l'an cinq cens vint et quatre, jaçoit que deux ans au-
paravant les bleds avoyent gelé : sur laquelle estimation
estoyent fondez les jugemens du Chastelet. L'an cinq cens
trente le prix haussa jusques à cent quarante et quatre
livres ; et par arrest de la cour donné l'an cinq cens trente
et un, certain contract fut cassé fait à moindre pris.
Main-
tenant que le pris ordinaire est haussé plus d'un tiers, les
contracts faits au pris des arrests de l'an cinq cens trente
et un, seroyent déclarez usuraires, si le debteur n'avoit
le choix de payer argent pour grain au pris du denier douze.
Je ne parle point de l'an cinq cens soixante et cinq, que
le muy de blé commun coustoit au mois de May deux cens
soixante livres en pur achapt : mais je parle des années
communes depuis quarante ans seulement, nous voyons
que le blé de rente, qui coustoit cinquante escuz soleil,
afin que nous ne parlions point de livres, maintenant
couste deux fois plus, tellement que le meilleur blé en
pur achapt couste de pris ordinaire six vingtz livres, qui
est autant qu'il coustoit de rente il y a quarante ans.
Par ainsi, Monsieur de Malestroit ne debvoit pas
tirer
en exemple les fruitz. Mais pour mieux vérifier ce que
je di, laissons les fruitz et venons au pris de terres qui
ne peuvent croistre ny diminuer, ny estre altérées de
leur bonté naturelle, pourveu qu'on ne les moque point,
comme l'on dit, mais qu'on les cultive comme on a fait
depuis que Ceres dame de Sicile en monstra l'usage. Car
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il n'est pas vraysemblable que la terre pour vieillir perde
sa vigueur, comme plusieurs pensent. Et qu'ainsi soit,
depuis que Dieu posa la France entre l'Espagne, l'Italie,
l'Angleterre et l'Allemagne, il pourveut aussi qu'elle fust
la mère nourice portant au sein le cornet d'abondance,
qui ne fut oncques et ne sera jamais vuide, ce que les
peuples d'Asie et d'Afrique ont bien cognu et confessé,
comme on peut voir par touts leurs escrits, et mesmement
en la harangue du roy Agrippa, voulant renger les Juifs
rebelles et mutins soubs l'obéissance des Romains. Voyez,
dit-il, la Gaule, qui a trois cens quinze peuples environnez
des Alpes, du Rhin, de l'Océan et des Pyrénées,
qui
arrouse presque toute la terre de sourses inépuisables de
tous biens : néantmoins ces peuples belliqueux ont plié
soubs la puissance de cest Empire, après avoir vaillam-
ment combatu quatre vint ans, plus estonnez de l'heur
et grandeur des Romains, qu'affoibliz de langueur, veu
qu'ils n'ont que douze cens soldats pour toute garnison,
qui n'est pas à peu près tant d'hommes que de bonnes
villes. Par là nous voyons que la France n'estoit pas lors
plus stérile qu'elle est maintenant. Monstrons aussi qu'elle
n'est pas aujourd'huy moins fertile. Ciceron parlant de
la fertilité de Sicile, que les Romains appelloyent leur
grenier, dit que la meilleure terre n'aportoit que douze
pour un, encore, dit-il, qu'elle fust favorisée des dieux.
Nous avons aujourd'huy en nostre valée de Loire, en
Brie, en Xaintonge, en l'Alimagne d'Auvergne, en Langue-
doc, et mesmes en l'isle de France de meilleures terres
au jugement de tous les paysans. Et neantmoins nous
voyons que depuis cinquante ans, le prix de la terre a
creu, non pas .au double, ains au triple, tellement que
l'arpent de la meilleure terre labourable au plat pays,
qui ne coustoit anciennement que dix ou douze escuz,
la vigne trente, aujourd'huy se vend le double, voire le
"triple d'escuz pesans un diziesme moins qu'ils pesoyent
il y a trois cens ans. Ce que monsieur de Malestroit m'ac-
cordera s'il veut prendre la peine de feuilletter tant soit
peu noz registres. Et sans recercher les contraz particu-
liers, qu'on peut .voir partout, je vous appelle à tesmoing,
Monsieur, qui avez souvent manié tous les aveuz de la
chambre et tous les contratz du trésor de France, si les
Baronnies, Contez, Duchez qui ont esté aliénées
ou reunies
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à la Couronne, ne valent pas autant de revenu qu'elles
ont esté pour une fois vendues. Chacun sçait que le Conté
d'Avignon vaut deux fois autant de revenu qu'il a esté
engagé. J'ay apprins de Monsieur Fauchet conseiller,
que je tiens pour un fidèle registre de belles antiquitez,
que Herpin vendit le duché de Berri au roy Philippe
premier l'an mil cent pour accompagner Godfroy de
Bouillon, et ce pour la somme de cent mil souz d'or. Il
y a ainsi en noz annales, comme il faut entendre aux
loix des Lombars, Saxons, Francons, Ripuaires, ou l'on
voit toutes les amendes taxées par souz, comme quand
il est dit, qui aura tué un homme libre payra cent souz :
qui l'aura lié payra dix souz, ce que je dy en passant,
par ce que j'ay vu un procès des anciens statuts de la
ville d'Amiens, sus ce que les parties sans propos pren-
noyent les souz pour noz douzains. Aussi est-il certain
que les premiers souz d'argent ne furent forgez que deux
cens ans après par sainct Louys. Prenons le cas que tels.
souz d'or fussent du poix et valeur des souz d'or de Jus-
tinian, car les loix de tous ses peuples turent faites quasi
en mesme temps : ce ne seroyent au plus fort que cent
mil angelots, ou cent reaies d'or, comme je diray tantost,
car le sol mesmes d'argent ne pesoit pas tant de beau-
coup, et est vraysemblable que le sol d'or fut forgé de
mesmes pois : toutefois je veux bien qu'il pese le sol de Justi-
uian. Je trouve aussi aux autiquitez d'Italie, que l'em-
pereur Henry de Lutzenbourg, vendit Luque aux habitans.
douze mil escus, et Florence six mil. Aujourd'huy, il
y a cent maisons en Florence qui valent trois fois autant
que la ville fut vendue. Et si monsieur de Malestroit ne
se contente de telles antiquitez, prenons les anciens aveux
de la Chambre, prenons les coustumes de France, et mesmes.
celles de mon pays d'Anjou : nous trouverons l'article
cccc xc ix qui porte ces mots : Charge de mestail XXV s.
tourn. charge de seigle XXII s. six den. charge d'orge
XV s. le chevereau trois s. et quatre den. chapon XII
den. poulie vin den. mouton gras sept s. six den. Corvées
de bufs à journée d'yver dix den. L'an mil cinq cens
huit la coustume fut arrestée et homologuée. Je trouve
que celle d'Auvergne en fait meilleur conte, car le mouton
gras avec la laine n'est prise que cinq s. le chevereau XVIII
den. la poulie six den. le conin dix den. l'oyson six den.
le veau v. s. le cochon dix den. le pan deux s. le faisan XX
den. le pigeon un d. la charettée de foin à cinq quintaux
XV
souz. manuvre de bras en esté six den. en hiver quatre
den. charroy à bufs en hiver XII den. En Bourbonnois,
la charrettée de foin à douze quintaux n'est prisée
par la
coustume que dix souz en l'article CCCCC LV et en pré
cinq s. aux coustumes de la Marche accordées l'an mil
cinq cens vingt et un, la chair du mouton entier sans laine
n'est prisée que deux s. six d. la chartée de foin pesant
quinze quintaux douze s. la charrettée de bois douze d.
le veau XVIII den. l'oye douze den. Par la coustume de
Troye en Champaigne le sestier du meilleur froment
mesure de Troye n'est estimé que XX s. tourn. le seigle
dix s. l'orge sept s. l'avoine cinq s. la journée d'un homme
douze den. d'une femme six den. Icy monsieur de Males-
troit ne peut dire que depuis soixante ans tout n'aye
enchéri dix fois autant pour le moins, je di en quelque
monnoye qu'il prenne, comme je monstreray tantost.
Car si une terre ne peult estre vendue que au denier
vingt et cinq ou trente pour le plus en seigneurie et justice,
vingt et cinq ou trente pour le plus en seigneurie et justice,
par conséquent le pris des terres est dix fois plus haut
qu'il n'estoit il y a soixante ans. Qui recerchera plus haut
les aveux et registres, il trouvera que c'estoit bien cher
eu égard au prix ancien. Je laisse une infinité de-pareils
exemples, sans toucher au doigt ce que un chacun voit
à l'il, et me sufist pour ceste heure d'avoir monstre
la charte aux duchez, villes et contez, et aux terres qui
ne peuvent empirer par vieillesse. Ce qu'on entendra
beaucoup plus aisément, si on sçait l'origine et cause
de la charté.
Je trouve que la charté que nous voyons vient
pour
trois causes. La.principale et presque seule (que personne
jusques icy n'a touchée) est l'abondance d'or et d'argent,
qui est aujourd'huy en ce royaume plus grande qu'elle
n'a esté il y a quatre cens ans. Je ne passe point plus
oultre, aussi l'extraict des registres de la Cour et de la
chambre que l'ay, ne passe point quatre cens ans. Le
surplus, il le faut cueillir de vieilles histoires avec peu
d'asseurance. La seconde occasion de charté vient en
partie des monopoles. La troisième est la disette, qui
est causée tant par la traitte que par le degast. La derniere